Table de mixage avec un casque audio dessus.

Table de mixage et IA font-elles bon ménage ? (Crédits : StockSnap - Pixabay)

Intelligence artificielle : qu’en pensent les beatmakers amateurs ?

À l’heure où l’industrie musicale a les yeux rivés sur l’intelligence artificielle (IA) et s’interroge sur son utilisation, les producteurs amateurs ont un regard plus lointain. Ils considèrent l’IA comme un outil supplémentaire, et n’envisagent pas de changer leur façon de faire de la musique. Enquête sur le terrain.

Polyprod est un collectif de producteurs amateurs lyonnais. Une fois par semaine, la dizaine de membres se réunit et compose tous types de musiques. L’objectif est de s’entraider et de s’inspirer mutuellement. Tous n’ont pas le même rapport à l’intelligence artificielle. Ils apportent un point de vue différent des professionnels.

Depuis cinq ans, Youri, 20 ans, compose pour son loisir. Il s’est essayé à plusieurs logiciels d’intelligence artificielle pour relever la qualité de son, mais également pour isoler certains éléments. « Rien de plus », souligne-t-il. Il ne cherche pas spécialement à vivre de sa musique, mais ne s’inquiète pas non plus pour ses confrères professionnels : « les IA n’ont pas de mal à reproduire une voix ou un instrument. Réaliser un travail de beatmaker, c’est-à-dire mettre une cohérence à tout ça, c’est plus compliqué ». Selon le compositeur de musique électronique, ces logiciels sont plus une façon de gagner du temps qu’une réelle adversité.

Un simple outil supplémentaire

Le producteur de Vapor Dub (dérivé électronique du reggae), Mahjo, sait également qu’il a une longueur d’avance : « ça ne remplacera jamais les erreurs que fait un musicien et qui rendent le son humain. La musique n’a pas à être parfaite ». L’intelligence artificielle ne serait qu’un bon soldat, capable d’exécuter les ordres à la perfection, mais dépourvue de sens critique. C’est en tout cas ce que sous-entend le jeune homme. Il est catégorique : « une IA ne peut pas faire une chanson entière, il y a forcément un humain et une sensibilité artistique derrière ». Dans l’absolu, cette idée ne le dérange pas, tant que les intentions de la personne restent expérimentales et non vénales.

Mahjo se rappelle des discussions autour des premiers logiciels de production électronique. Il ne veut pas reproduire les erreurs qu’ont pu faire ses prédécesseurs : « il y avait les mêmes critiques. On disait que ce n’était pas de la musique, et maintenant c’est complètement accepté ». Effectivement, de nombreuses pratiques liées au beatmaking relèvent de l’automatisation et faisaient déjà débat au siècle dernier. C’est par exemple le cas du sampling, qui consiste à isoler un élément sonore quelconque et le réutiliser dans un nouvel ensemble. Une tâche redondante pour Mahjo qui admet recourir à des logiciels d’IA pour l’effectuer plus rapidement.

L’habitude du changement

Un changement certes, mais pour les producteurs, rien de révolutionnaire. Ils voient évoluer les pratiques de leur discipline en permanence avec les nouveautés informatiques. Ninomis, beatmaker et rappeur, constate le changement de qualités requises pour être un bon musicien du futur : « avec le temps, la musique va évoluer et ce sera à celui qui saura le mieux se servir de l’IA. Ça reste un talent, mais pas le même ». D’après lui, un travail acharné d’apprentissage mènera au succès, si tant est que les auditeurs acceptent ces changements.

Si le recul des trois jeunes compositeurs peut étonner, Ninomis résume la raison : « de toute façon, on ne peut rien y faire, je ne vais pas aller manifester contre l’IA ». Plutôt que de se résigner, ils acceptent le changement de règles et décident ou non de jouer avec.

Une incertitude en tant qu’auditeurs

Paradoxalement, les producteurs amateurs semblent plus dubitatifs en tant qu’auditeurs. Ils paraissent plus inquiets à l’idée d’une industrie musicale lisse et binaire que pour leur pratique qu’ils savent récréative et passionnée. Même s’ils ne sont globalement pas gênés par l’utilisation d’IA, les beatmakers ont peur que la musique mainstream devienne de plus en plus générique et impersonnelle.

Ninomis voit une totale incompatibilité entre intelligence artificielle et création musicale : « une IA ne peut pas bouleverser les codes. Elle n’a pas le vécu d’un artiste et ne peut pas arriver avec quelque chose de différent ». Dans l’état actuel des choses, difficile en effet de concevoir que ChatGPT et consorts puissent véritablement innover dans le domaine, mais l’avenir de cette technologie est encore flou, tout comme l’utilisation qu’en aura l’industrie.

Youri, lui, s’interroge sur la disparition de l’artiste : « j’aime savoir qui il y a derrière une œuvre et m’intéresser à sa vie ». S’identifier à une équipe marketing de dix personnes est une idée qui n’emballe pas le jeune musicien. Youri, Ninomis et Mahjo ne font pas (encore) de scène mais assistent régulièrement à des concerts en tant que publics. C’est une manière de vivre la musique et de la partager avec l’artiste qu’ils ne souhaitent pas voir disparaître. « Tu irais voir un concert d’une IA toi ? » m’interpelle avec humour Ninomis. Lui n’en voit pas l’intérêt et y voit même un certain ridicule. Encore une fois, le besoin d’aspect humain entre en jeu dans le raisonnement de l’étudiant.

Mahjo est le plus optimiste, même d’un point de vue global : « en termes d’éthique, personne ne sera d’accord pour utiliser l’intelligence artificielle n’importe comment. Je ne pense même pas qu’il y ait besoin d’une réglementation stricte ». Une vision que tous les professionnels ne partagent pas. Finalement, la musique et ses passionnés sont peut-être moins en danger que les acteurs de l’industrie, comme si l’art était intemporel dans un environnement en constant changement.

Erwan Cler

Auteur

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.