Les médias d’investigation s’emparent des élections

Aux États-Unis, les élections présidentielles mettent à nouveau le journalisme d’investigation sur le devant de la scène. Elaboré en parallèle au journalisme traditionnel, il revendique sa neutralité malgré certaines limites.

Les États-Unis, pays du fast-food, des gratte-ciels, de la dépression filmée par John Ford et… du journalisme d’investigation indépendant ? Dans le cadre des élections présidentielles du 6 novembre prochain, les réseaux américains de journalisme d’investigation et leurs déclinaisons locales bousculent un paysage médiatique réparti entre médias militants et médias commerciaux.

Les organismes de journalisme indépendant sont devenus aux États-Unis une véritable industrie aux ramifications complexes ; dans chaque État, des journalistes publient de longues enquêtes qui, selon eux, ne trouvent plus leur place dans les médias traditionnels. L’un des plus anciens, le Centre pour l’intégrité publique (CPI), publie à lui seul plusieurs dizaines d’articles sur les élections présidentielles. L’opacité et la démesure du financement des campagnes des deux principaux candidats, l’actuel président démocrate Barack Obama et le républicain Mitt Romney, mettent de l’eau dans le moulin de ces organisations qui prétendent s’attaquer aux non-dits. Les « super PAC », ces comités d’action politique qui concentrent les fonds pour financer sans limite les campagnes de propagande des différents candidats, en constituent la cible principale.

 

Le Center for Investigative Reporting, « révélant l’injustice depuis 35 ans »

Un travail reprit par les grands médias

Un de ces organismes à but non-lucratif, le Centre pour une politique réactive, avait lancé pendant les élections de 1996 opensecrets.org, un site d’investigation spécialisé dans les liens financiers entre lobbys et personnalités politiques. Le site est aujourd’hui le premier site internet traçant l’influence de l’argent dans la politique américaine.

Les données produites par le centre sont citées chaque jour dans de prestigieux médias, tels que le New York Times, le Wall Street Journal, USA Today, Fox News, CNN, MSNBC et National Public Radio. Les experts du site apparaissent sur des chaînes d’information nationales et dans les pages des grandes publications pour délivrer leur analyse sur des questions politiques.

Les travaux des 160 journalistes du réseau ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists) sont aussi régulièrement publiés dans les médias « traditionnels » à travers le monde : BBC World TV au Ryaume-Uni, Folha de Sao Paulo au Brésil, Novaya Gazeta en Russie, ou encore le South China Morning Post à Hong Kong.

L’analyse de Bob Woodward, figure du journalisme d’investigation (devenu célèbre pour avoir révélé le scandale du Watergate), a par exemple été reprise par Le Journal du dimanche suite au débat présidentiel du 3 octobre.

Vidéo de présentation du Centre pour le reportage d’investigation

 

Conflits d’intérêts ?

 Certains de ces médias, comme le Centre pour le reportage d’investigation (CIR), se revendiquent ouvertement des grandes heures du journalisme américain ; les références aux « Pentagon papers » (l’affaire des mensonges du gouvernement Johnson sur la guerre du Vietnam, révélée par le New York Times en 1971) et à l’opération Wigwam (essais nucléaires) sont légion. La volonté d’obtenir plus de transparence dans les affaires publiques est clairement affichée. Leurs sites donnent ainsi accès à l’intégralité de leurs sources de financement.

Le CPI, qui ne prétend rien de moins que de « vous donner la vérité », notamment pour l’élection présidentielle de 2012, « la plus chère – et la plus secrète – élection de l’ère moderne », se finance auprès de fondations bien connues, par exemple la Rockefeller Brothers Fund.

Liée au pétrole et à la finance, notamment à travers la banque JPMorgan Chase, la famille Rockefeller est l’un des principaux bailleurs de fonds des centres de journalisme indépendants. JPMorgan Chase est aussi, selon opensecrets.org, le quatrième financeur de Mitt Romney à travers les super PAC et les dons de ses employés.

Arianna Huffington, dirigeante du site d’actualités politiques du même nom, et candidate en 2003 à l’élection du gouverneur de la Californie, fait partie des donateurs individuels.

Quant à wisconsinwatch.org, une antenne locale du Centre de journalisme d’investigation, ses recherches sont financées, entre autres, par la Fondation McCormick (puissante famille d’industriels et de propriétaires de médias) et la Fondation Ford, liée au constructeur automobile.

 

Les principaux membres du Réseau des médias d’investigation (INN)

 

Souvent membres du gigantesque Investigative News Network, tous ces réseaux se présentent comme étant non-partisans et à vocation citoyenne.

Pourtant, si l’ICIJ assure maintenir « une stricte séparation entre les donateurs et [le] contenu éditorial », sa maison-mère est régulièrement accusée de partialité par des personnalités proches des conservateurs.

Jennifer Rubin, journaliste au Washington Post, écrit que « le fait que le CPI accuse continuellement les industries Koch [favorables aux Républicains], et que le centre soit  subventionné par Soros [soutien des Démocrates] pose la question de savoir si celui-ci pratique un journalisme militant ou vraiment indépendant. »

Au fil des enquêtes, le camp républicain semble plus durement critiqué que celui des Démocrates, jugé plus transparent. Exemple : contrairement au président sortant, « Romney a seulement révélé parmi ses donateurs les noms de ceux qui sont officiellement lobbyistes – une information que la loi impose de déclarer. » (opensecretsblog, 4 septembre 2012). Le fond d’investissement Bain Capital, lié à Mitt Romney, concentre aussi les critiques et est accusé d’être à l’origine de délocalisations, et donc, de destruction d’emplois.

Peut-on faire confiance à des médias en partie financés par des organisations et des personnes directement engagées dans les élections ? La neutralité affichée est-elle factice ? Si l’histoire et le sérieux des publications penchent en faveur de la première hypothèse, la méfiance est légitime.

Certains sujets manquent également à l’appel. En effet, très peu d’articles évoquent la crise des subprimes, pourtant à l’origine de la crise financière de 2008, ou encore la crise de l’industrie automobile.

 Journalisme indépendant d’investigation ou courroies de transmission des think-tanks conservateurs et démocrates ? Cette question marque peut-être la limite d’un modèle économique basé sur les dons de fondations de charité, en particulier dans une période d’élections.

Article rédigé par Henri Le Roux, Kenzo Marcelin et Vladimir Slonska

Auteur

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.