« Le problème n’est pas mon avenir mais la liberté de la presse en Argentine » : interview de Victor Hugo Morales

Victor Hugo Morales s’inquiète pour le futur du journalisme en Argentine.

 

Victor Hugo Morales fait partie des journalistes argentins les plus influents du pays. C’est d’abord en tant que commentateur sportif qu’il s’est illustré, lors de la célèbre « main de Dieu » de Maradona, durant la finale de la Coupe du Monde 1986 entre l’Argentine et l’Angleterre. Outre ses activités de journaliste sportif, Victor Hugo Morales s’est distingué par ses prises de position politiques, notamment des critiques acerbes des réformes néolibérales appliquées en Argentine durant les années 1990.

Journaliste sportif et politique depuis trente ans sur les ondes de Radio Continental, c’est en direct et devant des millions d’auditeurs médusés que son licenciement lui a été annoncé le 11 janvier dernier. Au lendemain de son éviction, plusieurs milliers d’Argentins se sont rassemblés devant la Casa Rosada pour lui manifester leur soutien. Règlement de compte politique ? Censure ? Victor Hugo Morales se confie et fait le point sur la liberté de la presse en Argentine. Entretien.

Reconnu comme journaliste sportif, vous vous êtes néanmoins exprimé à de nombreuses reprises sur des sujets relatifs à la politique argentine et latino-américaine. Qui êtes-vous réellement ?

Je suis un journaliste sportif, mais pas seulement. Tout au long de ma carrière audiovisuelle, j’ai pris parti dans le débat politique. En fouillant dans les archives militaires uruguayennes, mon pays d’origine, j’ai pris conscience qu’à l’époque, j’étais déjà vu comme un journaliste politique. Dès 1997, j’ai écrit un livre intitulé Un grito en el desierto (Un cri dans le désert), qui est une étude économique du néolibéralisme argentin durant les années 1990. J’ai toujours eu un regard très critique envers cette politique économique.

Vous avez été licencié de Radio Continental le 11 janvier dernier, après 30 ans sur ses ondes. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ?

Avec la victoire du néolibéralisme lors des élections présidentielles du mois de novembre, la radio m’a vu comme un élément susceptible de détériorer leurs relations avec le nouveau gouvernement. Ce dernier a, certes, été légitimé par la démocratie, mais il rassemble un pouvoir économique jamais atteint auparavant en Argentine. Depuis le mois de décembre, il a d’ores et déjà pris des mesures néfastes, ayant des conséquences majeures sur la vie des Argentins, en matière de droit du travail notamment. La répression et le non-respect des principes fondamentaux de notre République caractérisent ce gouvernement. Savez-vous que le pouvoir en place a lui-même nommé deux juges de la Cour Suprême ? Cela bafoue une des règles élémentaires de la démocratie : la séparation des pouvoirs. Pour revenir sur mon licenciement, il faut savoir que les annonceurs publicitaires sont en grande partie responsables de la dégradation des conditions de travail des journalistes. Ils en viennent à intimider les entreprises de presse. Si on fait le bilan du paysage médiatique argentin aujourd’hui, on peut clairement observer l’absence de journalistes critiques envers le gouvernement. Mon licenciement en est l’illustration.

« La radio m’a vu comme un élément susceptible de détériorer leurs relations avec le nouveau gouvernement »

Comment s’est déroulé votre licenciement ?

Je revenais de deux semaines à New York, et j’allais, ce jour-là, réaliser une émission spéciale qui prétendait faire le bilan du premier mois de Mauricio Macri en tant que Président de la République. J’ai vite réalisé, en arrivant dans les locaux, que quelque chose d’étrange était en train de se dérouler. Il y avait des agents de sécurité, des avocats et des responsables de la radio. On m’a d’abord empêché de monter dans le studio, et je me suis rendu compte que toutes les portes étaient bloquées. Un homme s’est alors approché de moi afin de m’annoncer mon licenciement. J’ai tout de même réussi à intervenir à l’antenne afin d’en informer mes auditeurs.

« On m’a d’abord empêché de monter dans le studio, et je me suis rendu compte que toutes les portes étaient bloquées »

Quel fût le motif utilisé par les dirigeants de la radio afin de justifier la rupture de votre contrat ?

Depuis plusieurs années, j’animais deux émissions par jour sur l’antenne de Radio Continental. La première était politique et se déroulait le matin. En neuf ans, je n’en ai jamais manqué une seule. Même lorsque j’étais en déplacement, je revenais à temps afin d’être présent. Faute de trouver un prétexte valable, les dirigeants de la radio ont tenté de repérer d’éventuels manquements à mon contrat sur la deuxième émission que j’anime, un programme sportif diffusé l’après-midi. Ils ont prétendu que j’avais, de manière répétée, manqué à mes obligations de par mes absences dans leurs locaux pendant la diffusion. C’est totalement faux, car j’avais la possibilité, depuis des années, de participer à l’émission depuis mon domicile grâce à un équipement radiophonique qu’ils m’avaient eux-mêmes fourni.

Ces accusations sont donc complètement ridicules, et cachent leur véritable intention, me faire taire. Il faut savoir que les propriétaires de la radio ont changé récemment. Elle appartenait auparavant à une entreprise espagnole nommée Prisa et est désormais la propriété de Canal 9, un groupe détenu par un Mexicain dont je ne citerai pas le nom [NdR : Remigio Ángel González, dont la société Albavisión détient de nombreuses radios et chaînes de TV en Amérique Latine.]. Ce dernier a signé de nombreux accords publicitaires avec le nouveau gouvernement formé par le président Mauricio Macri. Afin de ne pas provoquer de litiges avec le pouvoir politique actuel, les nouveaux dirigeants ont pris la décision de licencier plusieurs journalistes, qui ont pour point commun d’être critiques envers le gouvernement au pouvoir.

Aviez-vous pressenti votre licenciement ?

Pour tout vous dire, les dirigeants de Radio Continental m’avaient proposé 700 000 dollars il y a quelques semaines, pour que je parte sans faire de bruit. J’ai refusé, car je considère que ça aurait été une trahison envers mes auditeurs. Je leur ai suggéré de mettre fin à mon programme sportif, étant donné que je n’avais soi-disant pas respecté notre contrat. L’idée étant de continuer mon programme politique. Bien entendu, ils ne l’ont pas accepté, car c’est bel et bien en tant que journaliste politique et critique du pouvoir actuel que je pose problème.

« Pour tout vous dire, les dirigeants de Radio Continental m’avaient proposé 700 000 dollars il y a quelques semaines, pour que je parte sans faire de bruit »

On a beaucoup entendu parler de La Ley de Medios (La Loi des Médias), qui prétendait permettre une réelle pluralité du paysage médiatique argentin, qu’en pensez-vous ?

Il faut savoir qu’en Argentine, le groupe Clarin détient des centaines de radios et de chaînes de télévision. Sur dix Argentins, neuf sont informés par le même groupe. Comment peut-on parler de liberté de la presse dans ces conditions ? Imaginez qu’en France, une seule et même structure possède l’ensemble des médias. Vous avez au contraire la chance d’avoir une réelle pluralité médiatique. Ça n’est pas le cas en Argentine. La Ley de Medios, entreprise par le gouvernement antérieur, prétendait en terminer avec cette concentration extrême des médias argentins. Mais Mauricio Macri a mis fin à cette loi qui avait pourtant été votée, et ce dès son arrivée au pouvoir. La raison est simple, elle aurait compromis le groupe de presse Clarin qui a grandement participé à son élection. Aujourd’hui, c’est ce groupe, dirigé par Héctor Magnetto, qui détient le pouvoir en Argentine. Macri est seulement la marionnette d’un groupe de pression tentaculaire, à la tête d’un géant pouvoir économique.

« Sur dix Argentins, neuf sont informés par le même groupe »

A la suite de votre licenciement, le président Mauricio Macri vous a qualifié de fanatique Kirchneriste. Que répondez-vous à cela ?

Je suis un simple journaliste. Ses propos prouvent bien que le gouvernement a fait tout ce qui était en son pouvoir afin de me faire taire. J’ai été licencié, car on me considérait comme proche de Cristina Kirchner, et c’est l’unique raison.

Comment envisagez-vous la suite vous concernant ?

Ma situation personnelle importe peu. Le problème, c’est le journalisme en Argentine, la liberté de la presse et la démocratie. C’est ça mon combat. En 2014, j’ai écrit un livre, Mienteme que me gusta (Mens moi, j’adore ça), qui rassemble, en cinquante chapitres, plus de 196 mensonges diffusés dans des journaux détenus par le groupe Clarin. Quand un journal ment, et que l’information est reprise par l’ensemble des médias, qu’ils soient radiophoniques ou télévisuels, forcément, les Argentins se mettent à y croire. C’est quelque chose d’inadmissible. Imaginez deux secondes qu’en France, un journal comme Libération mente en Une. Dans votre pays, que ce soit Le Monde, Libération, Le Figaro, chaque journal a son orientation politique, mais ils ne mentent pas. Aujourd’hui, en Argentine, la liberté de la presse et de la démocratie sont des valeurs qui se perdent.

Auteur

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.